7 sculptures

LE TORSE

• C’est une sculpture qui est assez académique, très puissante. De quand date-t-elle ? C’est un travail que vous avez fait aux Beaux-Arts, n’est-ce pas ?

Oui, j’étais aux Beaux-Arts lorsque j’ai fait cette sculpture, qui fait partie de ma formation très classique. J’y suis resté pendant cinq ou six ans et tous les matins, pendant toutes ces années, on suivait des cours de modelage d’après modèle vivant. Pour moi ça a été très important car c’est avec cette formation que j’ai appris les bases de la sculpture : la manière de regarder, comment se tenir devant la forme, se tenir devant le modèle, comment appréhender l’immense chaos des formes qui arrivent, et essayer d’en faire une synthèse.

C’est effectivement une sculpture qui peut paraître très académique au sens premier du mot – puisqu’une académie désigne en fait une étude de nu – mais l’idée était aussi d’essayer de passer à une sorte d’abstraction des formes : à partir des formes proposées par le corps humain, faire une synthèse abstraite par l’intermédiaire d’une composition, ici le mouvement de torsion par exemple, avec un contrapposto, avec un aplomb nettement déterminé – en l’occurrence la jambe droite – et essayer de faire se coordonner toutes ces formes pour donner l’impression de la vie, de la pulsion de la vie : comme si quelque chose qui partait de l’intérieur venait s’exprimer sur la surface. C’est ce que vous appelez la puissance ; ça prend cette expression là.

• Oui, il est quand même massif le bonhomme, il est costaud !

Ah le modèle était très beau ! (rires)

• Vous travaillez beaucoup sur modèle ?

Maintenant moins, parce que je fais des choses plus imaginatives, beaucoup plus libres ; mais parfois je reprends ce type de travail, d’autant qu’il y a deux fois par semaine mes élèves qui viennent à l’atelier. On fait un travail d’après modèle, ce qui me fait beaucoup de bien, même si je ne travaille pas : regarder le modèle…

• … Et converser avec les élèves …

Oui, et comme je fais la correction, d’une certaine manière je travaille un peu. Le fait simplement de contempler, de revoir le corps : il est tout à fait possible que ça ait une influence encore maintenant dans mon travail, même si cela ne s’y traduit pas, directement, par une représentation très naturaliste. De temps en temps je travaille aussi avec eux, mais c’est relativement rare, une ou deux fois par an. Je n’ai pas du tout renoncé à cela. Bien au contraire, cela fait comme une sorte de dialectique entre un travail très rigoureux, très naturaliste, et de l’autre un travail plus personnel, différent.

• Ce sont des choses que vous ingérez, que vous digérez …

Voilà, tout à fait : il faut que cela passe à l’intérieur. Puis ça ressort d’une manière, alors vous dire exactement, ça je ne sais pas, mais ça ressort, parce que c’est la vie, c’est ça qui est étonnant : cette idée de vie des formes, de pulsion, de source, prendre la vie comme une source. La totalité de mon travail est gérée par cela. Essayer de faire sentir sur la surface des sculptures quelque chose qui passe de l’intérieur, qui vient à l’expression. C’est vrai que je l’ai appris essentiellement avec le travail d’après modèle, mais ça reste, je dirais, le continuum de mon boulot .

• Ce torse a été fait aux Beaux-Arts. Pouvez-vous nous parler de l’atelier dans lequel vous étiez, des souvenirs que vous avez conservés de ce passage ? Vous m’avez dit que vous n’y aviez pas acquis de technique, car il faut déjà l’avoir pour y entrer, mais plutôt des relations ? Dans quel état d’esprit y êtes-vous entré, en êtes-vous sorti ?

Le principe de l’école des Beaux-Arts, c’est qu’en y entrant, vous êtes censé avoir déjà une certaine formation technique : savoir très bien dessiner, et savoir modeler si vous vous destinez à la sculpture. On est simplement à l’école pour faire, d’une certaine manière, des rencontres, et se perfectionner avec des professeurs qui sont eux-mêmes des sculpteurs, d’abord sculpteurs avant d’être des profs, ce qui est très important.

Ensuite, les Beaux-Arts, c’est une formation qui est très libre, il n’y a pas d’années comme dans un cursus du type universitaire. Toutes les années sont les mêmes ; on peut simplement, si on le désire, changer d’atelier, et connaître ainsi un autre sculpteur, un autre maître. Il n’y avait aucune contrainte. Le modèle du matin n’était pas obligatoire, on y venait… Il y avait seulement une règle : on avait vraiment champ libre l’après-midi ; c’était le travail sans modèle, on faisait toutes sortes de choses. Moi, à l’époque, je travaillais beaucoup le plâtre direct, c’était vraiment mon matériau de prédilection. C’est là aussi que j’ai commencé à travailler – enfin j’en avais déjà fait avant – mais travailler très sérieusement le bois.

Les Beaux-Arts m’ont surtout permis de rencontrer des personnalités assez fortes, comme par exemple le premier professeur que j’ai eu, Etienne Martin. C’était un type extraordinaire : je ne sais pas s’il m’a appris beaucoup de choses du point de vue technique, mais de le voir arriver avec son regard lumineux était absolument extraordinaire. Et dès qu’il mettait les mains dans la terre, la vie était là, il y avait un miracle. Voilà des images très formatrices !

J’ai eu également un autre prof, Jacques Delahaye. Lui, c’était un tempérament très différent car c’était un lyrique, un type d’esprit très baroque : pour lui c’était vraiment le dynamisme des formes, la vitesse, quelque chose de très âcre, avec des formes très déchiquetées, et j’adorais ça, ça correspondait beaucoup à mon tempérament.

Voilà des personnalités avec lesquelles je n’ai pas appris uniquement la sculpture mais aussi la vie. Il s’agissait de discussions, finalement, beaucoup plus que des cours.

L’avantage aussi des Beaux-Arts, c’était d’y rencontrer d’autres apprentis sculpteurs. On avait des discussions ; on passait presque autant de temps – au moins autant de temps – à discuter ensemble, et ce n’était pas des discussions vaseuses mais vraiment des problèmes que nous nous posions.

D’autant plus qu’on était assez nombreux dans chaque atelier, à peu près une vingtaine ; chacun avait son petit espace de travail mais, en même temps, on venait se voir régulièrement – il n’y avait qu’à traverser l’atelier – pour parler de toutes nos expériences, avec quelques fois des coups de gueule car nous n’avions pas forcément des conceptions identiques, mais ça restait un dialogue, c’était très bien.

• Et ça a duré donc quatre ans, c’est ça ?

J’y suis resté disons à peu près cinq ans, puisque la sixième année j’y allais un peu moins – je pense que j’avais déjà l’atelier ici, j’étais un peu entre les deux – et je n’ai pas passé le diplôme, parce que je ne voulais pas … normalement, vous savez, le diplôme…

• Le diplôme, c’est quoi : un projet ?

C’est deux choses, d’un côté une sorte d’approche théorique : il faut faire des unités de valeur, de l’histoire de l’art…

• Quelque chose d’assez universitaire …

Pour le coup c’est très universitaire, mais ça occupe très peu de temps dans l’ensemble. N’empêche qu’il faut les avoir.

Ensuite, à la fin, il fallait présenter une série d’oeuvres à un jury composé de professeurs d’atelier et de quelques personnes de l’extérieur, qui vous décernait ou non le diplôme.

Mais moi, d’une part, je ne voulais pas passer toutes ces choses théoriques parce qu’elles me semblaient trop rudimentaires par rapport à ce dont il était question, et puis je ne me sentais pas, en sortant de l’école, suffisamment mûr pour vraiment présenter quelque chose de très cohérent.

• Vous êtes sorti de l’école en 1987, et deux ans après on vous décernait le Grand Prix de Sculpture !

Voilà, justement : dans ces deux ans il s’est passé énormément de choses : j’ai eu cet atelier, j’ai donc vraiment pu commencer mon travail : il commençait à être vraiment ma signature. Toutes les sculptures que j’ai présentées pour le prix étaient de grandes sculptures en bois, à la tronçonneuse ; des sculptures que j’ai faites dans ces deux ans finalement…

• Oui, et quand vous dites que vous n’avez pas passé l’examen de sortie, il s’agissait là du meilleur examen que vous pouviez passer…

Vous savez , les Grands Prix de Sculpture, il y en a un par an : ça vaut tous les diplômes de l’école des Beaux-Arts.

• Lauréat du grand prix de sculpture. J’imagine que cela vous a conforté dans ce que vous faisiez…

Évidemment ça m’a conforté, parce que c’était la reconnaissance par les anciens : les membres du jury, pour la sculpture, étaient les membres de l’Académie des Beaux-Arts, des sculpteurs qui ont vraiment de la bouteille : le doyen avait à peu près 70 ans, il avait eu le prix de Rome en 1920 !

• J’allais dire que c’est un peu l’équivalent du prix de Rome…

Oui, c’est ça, c’était vraiment être reconnu par ses pairs. Ce qui fait, pour un jeune – je n’étais pas vieux, j’avais 26 ans – il est évident que ça fait beaucoup de bien. Parce que quand j’ai commencé la sculpture, je me suis dit que, de toutes façons, jamais je n’arriverais à en vivre. Je le faisais parce que je sentais que c’était quelque chose d’important pour moi, pour ma formation plus intérieure, intellectuelle, que dans l’espoir d’en faire un métier.

• Vous avez commencé quand, vraiment, à sculpter ?

Cela date de l’adolescence. Je me suis mis à dessiner énormément ; j’avais gardé la pâte à modeler qu’on a quand on est mouflet, au fond d’un tiroir, et tout d’un coup, je ne sais pas pourquoi naturellement, mais c’est venu, je l’ai ressortie. J’ai dû faire une petite bonne femme, n’étant pas très content je suis allé au musée Rodin, et là ça a été un flash terrible : je me suis dit que c’était ce que je voulais faire.

Ensuite j’ai fait du dessin au cours du soir de la ville de Paris : après le lycée, après le cours de maths, j’allais dessiner. J’ai eu beaucoup de chance parce qu’en terminale, le dessin était en option, et je me suis retrouvé le seul élève de la prof de dessin, qui était d’ailleurs fille de sculpteur. Des cours particuliers ! C’était extraordinaire. Elle me montrait tous les bouquins, on parlait beaucoup, elle m’a appris beaucoup de choses.

• Donc c’est une vieille histoire …

Ah oui ! Après j’avais la petite idée de m’inscrire aux Beaux-Arts tout de suite. Mais, comme j’ai eu le bac à 17 ans, il y a ce règlement de l’école qui interdit d’y rentrer avant dix-huit ans. Je suppose que c’est un truc hérité du XIXème siècle, pour la moralité (rires). Donc j’ai commencé le droit et…

• …Et vous l’avez plus que commencé !

Oui, je suis allé jusqu’à la maîtrise, mais il fallait quand même que je fasse les Beaux-Arts ! Je continuais donc les cours du soir parallèlement au droit, et j’ai passé le concours d’entrée à la fin de la première année. Après j’ai continué le droit, mais j’y allais vraiment très peu, de moins en moins chaque année, et de plus en plus aux Beaux-Arts.

• Le concours d’entrée, ce sont des dessins que vous soumettez…

Le concours d’entrée à l’époque ? Il fallait avoir un dossier constitué de dessins, de toutes sortes de dessins, pour montrer que vous saviez dessiner, de photos de modelages ou de sculpture déjà réalisés. Voilà pour la partie dossier. Il y avait également une partie pratique, à savoir des dessins de modèle – on avait trois heures, je crois, avec des pauses rapides, des poses longues, pour rendre les dessins – et une épreuve de modelage, pour le sculpteur, un sujet imposé à traiter. On était jugés sur ces trois choses : dossier, dessin, sculpture, et j’ai réussi le concours d’entrée.

• On a parlé des Beaux-Arts, des professeurs. Je crois que vous donnez vous-même aujourd’hui des cours, depuis maintenant trois ans ? Quels sont les rapports que vous entretenez avec les élèves ? Cela vous apporte évidemment beaucoup de choses ?

Oui, ça fait trois ans. Pour moi c’est important, ces cours de modelage, parce que ça a nécessité une remise en forme de ce que j’appellerais mon corpus théorique intérieur : ce que je sais sur la sculpture, je le sais mais je vis avec, je ne me pose pas trop de questions…

• C’est digéré…

Oui, voilà, c’est digéré, tout à fait. Donc là, le fait d’avoir à l’exposer à des tiers, ça veut dire qu’il faut que je le re-planifie, que je le remette en ordre à l’intérieur de ma petite tête, pour pouvoir l’exprimer de la manière la plus claire.

• Vous vous êtes replongé dans les bouquins ?

Non. Il me semble, sans orgueil, que ce que je sais n’est dans aucun bouquin, parce que les livres sont écrits par des historiens, par des critiques d’art ; c’est un autre oeil sur l’art, ce n’est pas l’oeil de la pratique. Les sculpteurs, en général, à part Rodin qui a écrit de très belles choses, n’écrivent pas beaucoup. C’est vraiment mon expérience, le fruit des discussions à l’école, dont je parlais tout à l’heure, mon expérience personnelle, qui a engendré ce savoir.

• Vos cours ont lieu quand ?

Deux soirs par semaine. En fait je reviens à la manière dont j’ai commencé moi-même, quand je vous disais que j’allais aux cours du soir de la ville de Paris : j’ai recréé des cours du soir avec une dizaine d’élèves à chaque fois, qui sont un peu de tous âges. Il y a des gens qui sont véritablement des sculpteurs, je dirais quasiment professionnels, et d’autres qui sont de simples amateurs, qui sont là pour se faire plaisir et pour apprendre quelque chose sur eux-mêmes, parce qu’il est évident que la sculpture, ce n’est pas seulement de façonner une boulette, c’est se mettre en forme soi-même : ils sont tous un peu en quête de quelque chose.

• Et vous sortez un peu de l’atelier, vous êtes aussi partis en week-end ?

Oui, je les ai emmenés par exemple au musée du Louvre, pour leur montrer ce qu’avaient fait leurs anciens, ce qui est toujours bien. On a fait également un stage de taille directe dans le calcaire. Là c’était une semaine d’immersion totale dans la sculpture : matins, midis et soirs. On ne parlait que de ça, on ne faisait que ça.

• Avec au bout d’une semaine les cales sur les mains …

Oui, c’était très, très éprouvant (rires). Il avaient une semaine pour tailler une sculpture en pierre, un personnage en calcaire, d’une taille modeste, mais quand même ! C’était beaucoup de boulot, ils étaient complètement épuisés mais très contents : une grande aventure ! Ils se sont retrouvés dans la même situation que tous les anciens sculpteurs, les anciens tailleurs de pierre qui vivaient aux pieds des cathédrales : 24 heures sur 24 , la sculpture.

• Ça a dû changer beaucoup de choses, pour les cours, quand vous vous êtes par la suite retrouvés à l’atelier…

C’est sûr qu’il y avait une complicité qui s’était créée, des rapports plus seulement de maître à élèves mais vraiment toute une énergie tournée vers la sculpture. C’est là aussi qu’ils ont bien compris, mieux encore que pendant les cours, qu’il s’agissait vraiment d’une entreprise humaine, d’une aventure humaine, au delà d’un simple faire, d’un simple travail sur la matière.

• On vient de parler de taille directe. Est-ce qu’il vous arrive de prendre un bloc, et d’y aller directement ?

Non, très rarement.Ça peut se faire, mais en général je fonctionne un peu différemment. J’adopte en fait la technique qu’on pourrait qualifier de classique, c’est à dire le dessin, beaucoup de dessin en général, une esquisse en terre de petites dimensions, suffisamment précise pour donner quelques indications quand on arrive à la taille dans le bois ou dans la pierre, mais en même temps aussi suffisamment floue pour laisser une marge de manoeuvre.

• Donc esquisses, petit modèle et taille. Comment gérez-vous vos idées : avez-vous un carnet de croquis, est-ce que vous les notez ?

Dès que j’ai une idée qui me passe par la tête, soit c’est une idée qui est encore verbale, presque un concept, ce ne sont donc là que des mots, des notes, mais la plupart du temps, évidemment, c’est un dessin, des croquis. Parfois ce n’est même pas des croquis, c’est ce qu’on appelle des  » crobards  » : trois ou quatre traits jetés comme ça …

En revanche, comme je suis assez méthodique, je les classe par sujets, et quand j’en ai rassemblés un certain nombre, il y en a toujours un qui est plus pertinent que les autres : on sent qu’il y a une focalisation de l’énergie. Je fais alors des dessins plus précis dans cette ligne là, puis très rapidement je passe à une esquisse en terre. Elle peut éventuellement mener à une taille, mais il y a beaucoup d’esquisses qui restent à l’état d’esquisse, quand je m’aperçois que finalement, dans les trois dimensions, ce n’était pas si terrible que ça, que ce n’était pas le moment de le faire.

• Combien de temps entre ces premières esquisses, ou  » crobards « , et la réalisation finale ?

Ce n’est pas évident parce que je peux passer, quand ça reste dans le domaine des premières esquisses, d’une idée à une autre. Il y a simplement un moment, quand ça se focalise, où je fais une esquisse plus poussée. Alors là, ça peut prendre pas mal de temps, je peux en faire plusieurs, comme je peux toujours abandonner le truc. En revanche, à partir du moment où il y a eu le déclic…

• Vous devenez impatient …

Oui, je deviens impatient, et ça va très vite. Il le faut parce que c’est une manière, pour moi, de gérer mon énergie. Quand je commence une taille directe, il faut que dès le premier jour je voie ma forme. Évidemment ce n’est pas le détail, mais j’ai inscrit la forme dans la matière, comme un point d’appui, une référence. Cette première journée, c’est le maximum d’énergie. Après, toutes les autres journées seront, à partir de cette première énergie, une sorte de diminution progressive jusqu’à la fin, où il s’agit de cerner toujours plus près. Tout doit être dit, pour moi, dans le premier jet.

• Est-ce qu’il y a des ratés ?

Dans la taille, une seule fois je crois. Il y a l’idée du respect de la matière première. Quand vous prenez un beau bout d’arbre, un beau tronc, vous n’avez pas le droit de faire n’importe quoi parce que c’est un arbre qui a peut-être trois cents ans, il a mis du temps pour arriver là. Je considère que je lui dois un certain respect : si j’ai décidé de le tailler, je n’ai plus droit à l’erreur.

Par contre, avant de commencer à le tailler, il faut le regarder pendant très longtemps, regarder par quel angle l’attaquer… Là, il ne faut vraiment pas se presser.

• Et cette première journée de travail peut durer quinze heures ? Vous devez mettre une semaine à vous en remettre !

Oui, parce que je suis très impulsif. L’énergie est tout d’un coup canalisée, focalisée, énorme. Et effectivement, après, je ne peux quasiment plus rien faire pendant quinze jours ! (rires).

• Le modelé de ce torse : on a l’impression qu’il a une cicatrice à l’épaule droite !

C’est un modelé qui est assez acéré, assez violent : ainsi les formes sont très précises mais, en même temps, la lumière est très contente, elle vibre là-dessus. Ça fait des rapports noir-blanc, des contrastes, et ça participe aussi à cette idée de vie. Je n’aime pas trop, dans mon travail, faire des sculptures trop lisses. Mais ça on peut en parler avec les Caryatides.

LES CARYATIDES

• Parlons des Caryatides. Êtes-vous conscient que le spectateur qui les regarde a envie de les caresser, de les étreindre ? On parlait à l’instant de sculptures plus ou moins lisses …

Il y a une chose évidente dans ces sculptures, c’est la place de la main. Il faut bien voir que tous les traits, enfin ce qui peut apparaître comme des traits, sont la marque des doigts dans la terre. Je suppose donc que le spectateur a envie finalement de remettre ses mains là où j’ai mis les miennes.

• Ce sont vraiment des traces de doigts ?

Oui, tout à fait, elles ont été faites sans aucun des outils utilisés pour la sculpture, comme les couteaux… mais uniquement avec les mains, avec des gestes très violents : je prenais la terre, je la tordais… C’était au départ un grand pain de terre rectiligne, grosso modo. Je l’ai vraiment tordu dans tous les sens, ou plutôt dans le sens d’une composition que j’avais déterminée. Un travail surtout à pleines mains : arracher la terre, la re-balancer, et je pense qu’on le sent au toucher…

• C’est encore une histoire de puissance, avec ici en plus la féminité, la grâce, le travail du mouvement ascendant, de la spirale ?

Oui, il y a la spirale. Chacune des Caryatides est gérée par une spirale différente. C’est ce qui fait la torsion des pieds jusqu’au torse. C’était la première idée de cette sculpture : partir de ces pains de terre très rectilignes et, tout de suite, la première chose, donner une torsion, déjà la vie.

La torsion c’est le mouvement : par rapport à la verticalité, dès que vous donnez une torsion, c’est un passage à l’horizontalité, qui est traduit là par des petites obliques, des petits escaliers.

Quand j’ai commencé ces sculptures, je n’avais pas l’intention de faire des corps, je voulais simplement faire des choses en mouvement. Et il s’est avéré que dès qu’on met une torsion dans une verticalité, et bien c’est un corps qui arrive. Et l’effet de drapé, même là, qui donne donc ce côté un peu féminin, comme des robes, n’est pas du tout voulu non plus. Il y a même un côté un peu grec là dedans mais, en même temps, c’est autant un drapé que les strates des falaises, les différentes couches géologiques : vous avez des mouvements parallèles, pseudo-parallèles, avec des formes contournées. Un peu aussi comme dans les lignes d’un arbre, quand vous voyez un arbre arraché, toutes les fibres du bois. J’ai été sûrement influencé par cela, parce que quand je suis allé en Grèce, dans une île qui s’appelle Thasos, il y avait comme des falaises de marbre qui descendaient dans la mer ; on voyait très bien toutes ces strates, ce qui m’a fait automatiquement penser au drapé grec. En fait je pensais autant falaises que corps.

• Pourquoi le nombre de quatre ?

A partir du moment où on choisit de donner une torsion, il y a pour moi quatre modalités différentes de cette torsion. A partir d’un aplomb donné, on peut faire quatre torsions, chacune exprimant des choses différentes : il peut y avoir des torsions très extériorisées, des torsions plus intérieures, qui vont peut-être plus se tourner vers soi-même ; ça peut avoir un côté joyeux ou au contraire un côté dramatique. C’est un peu un vocabulaire, un alphabet, ces quatre torsions. En fait, toutes les sculptures sont, grosso modo, basées là-dessus.

Simplement après, la position des bras, de la tête, des différents membres, de la jambe en avant ou en arrière … mais là, comme c’est réduit à la puissance d’une simple expression, à savoir le rapport bassin-jambes avec le torse, là, d’une certaine manière, ce sont les quatre possibilités de la sculpture en mouvement. En même temps, c’est un beau chiffre, quatre, c’est la  » quaternité « , c’est une sorte de totalité, comme les quatre points cardinaux, les quatre saisons, etc.

• Vos corps sont souvent en mouvement, il y a souvent un contrapposto, une spirale. Il y a finalement peu d’attitudes figées. Même vos foules de personnages qui regardent le spectateur : il y a toujours un dynamisme …

Oui, il y a le mouvement. Il y a en même temps l’expression du tragique, mais du tragique au sens grec, pas forcément du tragique dans le sens mélodramatique, mais qui a vraiment une action, parce que la vie c’est une action, c’est l’idée aussi du destin, il y a quelque chose qui se joue, auquel on est confrontés. A partir du moment où on est dans la vie, c’est qu’on a à jouer quelque chose. En sculpture, ça se traduit plutôt par le mouvement.

Mais, plus récemment, j’ai aussi fait des sculptures très hiératiques. Elles sont encore assez rares ; je ne sais pas du tout si c’est une nouvelle orientation, ce que ça va donner. Là, je cherche la sculpture dans son côté plus sacré, au sens de l’ancienne tradition, dans la sculpture égyptienne ou indienne. La sculpture égyptienne est très importante. Avant je révérais beaucoup la sculpture grecque ; c’est elle qui a vraiment fait ma formation, aux Beaux-Arts et même après. Par la suite j’ai beaucoup aimé la sculpture du Moyen Age. Et maintenant, de plus en plus, j’ai cette attirance vers la sculpture égyptienne, assyrienne, et même la sculpture préhistorique, donc des époques beaucoup plus anciennes.

Là, évidemment, ce n’est plus du tout le mouvement, c’est la position…

• C’est un mouvement intérieur ?

Non, ce n’est pas le mouvement ; il y a une force intérieure. C’est ça aussi l’idée du hiératisme : qu’on sente toujours qu’il se passe quelque chose à l’intérieur, qui vient à l’expression sur la surface, à l’extérieur, mais d’une manière beaucoup plus contenue. Ce qui ne lui donne pas moins de force, moins de puissance. Simplement, ce sera dans l’immobile, un état beaucoup plus basé sur l’idée de verticalité. L’équivalent de la verticalité en sculpture, c’est la transcendance en philosophie, quelque chose qui relie le haut et le bas…

• …C’est l’arbre, l’axis mundi…

Oui, c’est l’arbre, tout à fait, l’axis mundi, l’idée du pilier central. En revanche, le mouvement étant beaucoup plus lié à l’horizontal, à l’horizon, c’est le monde d’ici, celui dans lequel on se déploie.

• Vous n’avez pas pris de modèle pour ces Caryatides. Comment les choisissez-vous, le cas échéant : vous les aimez charnues, avec un beau derrière ?

(rires)En général, pour le corps féminin en tous cas, j’aime les corps plutôt fermes, je ne dirais pas charnus, mais proches de l’idéal de la beauté classique, à savoir le dos relativement petit par rapport au bassin. Il y a à mon sens deux types de beautés féminines : il y a la beauté du nord, des Flandres, des pays germaniques, qu’on voit dans les peintures du XVème siècle, avec un dos très long, et au contraire une beauté plus du sud…

• La fesse méditerranéenne !

Voilà, italienne, une partie de la France, le côté grec pour la sculpture, où là, au contraire, le dos est relativement court, à vrai dire de la même hauteur que le bloc hanches-bassin. Je penche plutôt vers ce côté classique parce que je trouve que ça donne une certaine densité au corps.

• Je ne crois pas en avoir vus, mais est-ce que vous faites des portraits de gens que vous connaissez ?

Oui, j’en ai fait, mais ça fait très longtemps ; il s’agissait surtout d’exercices. Aujourd’hui je n’en fais plus : cela me semble toujours très délicat de faire un portrait parce que je me suis aperçu que quand on rentrait vraiment dans l’aventure de la forme d’un visage, d’une tête entière, il y a des tas de choses qui sortent, cela fait comme une sorte d’incursion dans le mental du modèle…

• … Qui vous dérange…

Qui est assez terrible !

• Mais le modèle est volontaire !

Oui, mais quelques fois il ne sait pas à quoi il s’expose (rires). En fait je considère ça comme un exercice très périlleux, et pour l’instant – mais je pense que j’y reviendrai – je n’ai pas le temps (rires).

• La photo montre les Caryatides en terre. J’aimerais qu’on parle un peu de la lumière, fondamentale dans votre travail.

La photo a été prise dans l’atelier. C’est un atelier magnifique car il a une lumière zénithale, lumière idéale pour la sculpture. C’est la lumière qui vient du haut vers le bas, elle décrit donc toutes les formes, dans leur advenir autant que dans leur rentrée : dès que ça rentre, c’est noir, dès que ça sort, c’est blanc. Moi, j’adore travailler avec cette idée de faire vibrer la lumière, par des contrastes très vifs entre cette lumière et le noir.

• Toujours dans l’idée de la lumière, est-ce que vous pensez à la destination d’une oeuvre lorsque vous la réalisez : plutôt dans un parc, un jardin, une place, plutôt à l’intérieur ; lumière naturelle ou artificielle ?

Je n’y pense absolument pas. Je travaille toujours à la lumière naturelle. La meilleure lumière, qui conviendrait au sculptures, est donc cette lumière, venant du haut. La première destination d’une sculpture, c’est d’être dans l’atelier. Je les fais, en fait, pour l’atelier.

• C’est très égoïste !

(rires) Vous savez, elles vont rester ici un certain temps avant qu’elles ne partent, si elles partent. C’est ainsi pour la majorité des sculptures.

Il y a les sculptures de commande, qui sont généralement destinées à l’extérieur : elles vont alors, d’une certaine manière, se retrouver dans le même élément. Si ce n’est pas à l’extérieur, c’est dans des lieux que je connais. Par exemple pour le Christ, la lumière ne venait pas tout à fait du zénith, mais d’une légère oblique.

Pour celles qui ne sont pas des commandes, je ne sais pas où elles sont destinées, je ne peux pas penser qu’il vaudrait mieux qu’elles aillent à tel ou tel endroit. Je pense à ce qu’elles aillent déjà dans le lieu où elles naissent.

• Je voudrais qu’on parle un peu du figuratif, de l’abstraction, de la suggestion. Ce que vous faites est assez suggéré. Abstraction ou figuration ?

Je ne fais pas tellement de différence entre ce qu’on appelle abstraction et figuration. Par contre je fais une grande différence entre d’un côté l’organique et de l’autre le géométrique.

Tout mon travail est basé sur l’organique. Cela peut prendre des tournures très figuratives, comme l’académie, des tournures un peu moins figuratives, comme les Caryatides où on peut voir des personnages mais aussi autre chose, et ça peut prendre une tournure parfaitement abstraite, comme la Guerre, dont on parlera tout à l’heure : on peut y voir une sorte de bataille – c’est pourquoi je l’appelle  » Guerre  » – mais cela peut aussi évoquer des tas d’autres choses, comme des choses minérales, des choses végétales, comme une forêt.

Ce qui est important c’est que ce soit des formes qui aient un lien plus ou moins direct avec la vie, avec l’éclosion, avec le printemps, avec toutes ces choses là. C’est pour ça que j’appelle ça  » organique  » : c’est lié à un rapport au corps, et quand je parle de corps, c’est aussi bien le corps humain que le corps animal ou le corps végétal.

En revanche, l’idée du géométrique est totalement exclue. L’idée de faire des angles, des choses comme ça, n’est pas de mon domaine de la sculpture. Ce sont des choses qui sont pour le coup vraiment abstraites, au sens premier du terme, c’est à dire retirées de la vie. Et comme cette idée de vie intérieure se traduisant à l’extérieur est vraiment première … vous voyez bien comment ça peut prendre toutes sortes de formes, du moment que ça reste organique.

• Les Caryatides de la photographie sont en terre. Elles existent également en bronze. Comment gérez-vous ces bronzes ?

En général je fais des sculptures en terre. Celles qui donneront lieu à des bronzes sont, sauf exceptions très rares, des sculptures en terre. Je les fais cuire ensuite, et les laisse souvent reposer longtemps dans l’atelier. A un moment donné je les regarde, et je me dis alors que ça pourrait peut-être faire un beau bronze.

• On parlait de lumière tout à l’heure ; elle change complètement sur du bronze…

Dans le bronze, la lumière change, mais en même temps il y a quelque chose de formidable : on retrouve la sensibilité lumineuse de la terre lorsque je l’ai travaillée, c’est à dire lorsqu’elle était humide. Parce que quand elle sèche elle devient mate, et quand elle cuit encore plus. La cuisson est une sécheresse terrible, en fait, qui change complètement la lumière. Dans le bronze, avec son côté satiné, brillant, on retrouve cette sensibilité lumineuse de la terre humide, parce que quand elle est humide, meuble, en train d’être modelée, la terre a une certaine brillance, proche de celle d’un métal oxydé, d’un métal patiné. C’est pour ça que c’est vraiment bien, le bronze : on retrouve la première chose qu’on a travaillée.

LE CAVALIER

• On va rester dans la terre, pour parler du Cavalier. Il s’agit bien d’un cheval ?

Oui, ça fait aussi partie de mes sujets de prédilection. Non seulement les chevaux, mais surtout les cavaliers, des chevaux avec des hommes dessus. C’est pour moi très important : c’est la relation de la bête avec l’humain. La bête incarne, d’une certaine manière, la force, l’instinct, là aussi la pulsion animale, mais dans son côté très fort, très simple. Le cavalier est normalement celui censé contrôler cette pulsion, et il est évident que c’est une image de ce qui se passe à l’intérieur : on est toujours confrontés avec d’un côté en nous la volonté directrice et de l’autre toutes les choses qui grouillent, qui ont envie de nous mener là où on ne veut pas aller.

Alors la plupart du temps ils sont en mouvement…

• Oui, je vous disais tout à l’heure que votre travail était toujours dynamique ; là, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est statique, ce Cavalier !

Avant de faire celui là, j’en ai fait beaucoup en mouvement : de grandes chevauchées, des batailles. Là, il y avait toujours cette problématique du mouvement, voire de la vitesse.

Ici, j’ai voulu passer un peu à autre chose qui, d’une certaine manière, se rapproche de ce que je vous disais sur le côté hiératique que je peux donner à certaines sculptures depuis peu : cette présence très verticale, renforcée par la masse qui se trouve entre les pattes du cheval ; quelque chose qui vient un peu de la représentation des taureaux assyriens. Arrimer la bête dans la terre : ça se traduit par la masse, le poids.

Le travail des mains est un peu ici le même que dans les Caryatides : on sent les doigts, mais en même temps c’est beaucoup plus caressé, donc beaucoup plus doux, ce qui donne beaucoup moins de mouvement et de folie. C’est de plus un mouvement qui fait descendre : j’ai, la plupart du temps, caressé la terre, dans le sens descendant, ce qui renforce encore l’ancrage dans le sol. Et aussi cette bête, naturellement pour moi c’est un cheval, mais …

• il est un peu mutant…

Oui, il est un peu bizarre, parce que j’ai souhaité renforcer son côté archaïque, préhistorique, primitif. Il ne s’agissait pas d’avoir un rendu naturaliste ou réaliste. Pour moi, l’idée de cette présence lourde allait avec quelque chose de très ancien, cette idée d’une bête telle qu’on pouvait éventuellement la représenter au Moyen Age, dans les enluminures ou dans les chapiteaux des églises. Ce n’est pas inspiré directement de tout ça, mais c’est un peu dans cet état d’esprit là, où on doit passer outre les apparences pour aller à fond dans l’intention de ce qu’on veut faire. Et alors là, pour le coup, le cavalier ne domine pas vraiment la bête.

• On a le sentiment qu’il s’interroge…

Oui, comme vous dites, il est en train de s’interroger. Je l’appelle aussi  » Celui qui attend  » : il est dans l’état d’expectative, il ne sait pas très bien ce qui va se passer, si tant est qu’il se passe quelque chose. A mon avis il ne se passera rien, il va rester toujours comme ça ; il est presque fossilisé, il a un aspect presque minéral. C’était aussi cette idée là, l’idée du temps, du temps suspendu. C’est comme si c’était très ancien, et que cela pouvait durer encore comme ça, d’où l’absence complète de mouvement, la parfaite staticité de la chose. D’ailleurs, la première personne qui l’a vue était un type qui voulait me vendre des bandes dessinées. Il est arrivé dans l’atelier ouvert, ça devait être en été. Il ne connaissait strictement rien à la sculpture, de toute évidence, donc avec un oeil parfaitement neuf, et la seule chose qu’il ait dite, alors qu’il voyait que j’étais en train de la faire et que donc, par définition, la sculpture était neuve, en cours, était  » Oh ça doit être quelque chose de très ancien ! « . C’était le plus beau compliment qu’on pouvait me faire parce que c’était exactement ce que je recherchais.

• Est-ce que vous supportez un regard tiers lorsque vous travaillez ?

Alors ça non, jamais. C’est absolument hors de question. S’il y a des gens qui arrivent, je m’arrête de travailler. Je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un dans mon dos ou me regardant, parce que ça trouble ma concentration. C’est vraiment un truc de solitaire ; je ne sais pas, c’est comme une prière, c’est comme un moine, c’est vraiment comme rentrer en contemplation. Il faut se retrouver seul avec soi. En fait on n’est pas seul avec soi mais seul avec son monde. Toutes ces sculptures sont l’incarnation d’images, d’archétypes que je véhicule, et il faut vraiment … c’est un jeu où il faut naturellement être seul. Et c’est justement parce qu’on a été seul que les sculptures peuvent être montrées, paradoxalement. C’est parce qu’elles sont authentiquement le résultat d’un processus intérieur qu’elles peuvent éventuellement parler à quelqu’un d’autre. C’est parce qu’elles auront fait un circuit complet à l’intérieur d’une âme, d’un esprit, qu’elles pourront parler à d’autres esprits, d’autres âmes. C’est un peu mon credo, quelque peu mystique.

• Si quelqu’un vous regardait, vous feriez peut-être en fonction de cette personne…

Naturellement, il y aurait toujours une volonté de plaire. De la même manière, je déteste qu’on voie mes sculptures en cours. Parce que quoi qu’on me dise, si on me dit que c’est très bien, c’est très ennuyeux parce que ça voudrait dire qu’il faut que j’arrête là, alors que je n’ai pas fini, et si on me dit que c’est nul alors que c’est en cours… Donc quelques soient les réactions qu’on pourrait avoir, ce serait très mauvais, de toutes façons. Je montre les sculptures quand elles sont finies.

• Le Cavalier me fait penser à Don Quichotte…

Oui, il y a de ces figures un peu énigmatiques, qui viennent de très loin d’ailleurs, qui sont comme des symboles aussi, avec ces moulins … Justement, Don Quichotte, c’est comme le mien qui attend, qui se bat contre ce qui n’a pas lieu d’être.

LE CHEVAL-LOUP

• Nous sommes toujours dans les bêtes, avec cet animal, qui est très récent je crois. C’est du plomb ?

Oui, ça c’est très récent, ça date de l’automne dernier. C’est un alliage de plomb et d’antimoine, qui est un métal dont on ne peut rien faire à l’état brut, seul, car il est très cassant. En revanche il a l’avantage, lorsqu’il est allié à du plomb, de rendre ce dernier plus solide.

• Il y a une structure ?

C’est une technique un peu particulière que j’ai mise au point : une somme, en réalité, de toutes les techniques du travail du métal. D’un côté il y a un aspect de fonderie : je fonds comme des sortes de plaques de métal. Ces plaques là sont ensuite soudées entre elles, découpées, laminées, ciselées, quelques fois trouées…

• Trouées avec quoi ?

Soit à la perceuse, voire carrément à la hache. Le plomb est dur, mais il reste encore suffisamment tendre, par rapport à de l’acier par exemple, encore très modelable. On peut même le découper avec de grands ciseaux.

Je travaille également avec la meuleuse. Il y a donc toutes sortes d’engins, ce qui fait un peu toutes les techniques du métal : fonte, soudure, ciselure, emboutissage. Ensuite il y a un travail de patine, avec des acides, parce que le plomb a un aspect très argenté, brillant. Ce sont des patines oxydantes, donnant un côté bleu, mat, qui prend beaucoup mieux la lumière, qui ne la rejette pas à l’extérieur.

• C’est quoi, c’est plus un chien que…

Alors pour moi, je l’appelle  » Cheval-loup  » : il a des pattes de cheval, mais dans sa position, il hurle comme un loup. C’est une sculpture qui est à mi-chemin entre les cavalcades que j’ai faites, et le Cavalier qui attend : d’un côté il y a un mouvement, une sorte d’oblique, des pattes arrières jusqu’au sommet de la tête, mais en même temps il est vraiment là, sur ses quatre pattes, très ancré. C’était, d’une certaine manière, l’idée de rendre compte de l’instinct animal par son cri, son hurlement, sans aucune condition, en totale liberté, sa pulsion, et en même temps retrouver là aussi un certain hiératisme. Cela me fait penser aux bestiaires du Moyen Age : certaines bêtes qui sont plus ou moins des monstres, des bêtes un peu imaginaires, comme des dragons, des chimères, mais qui, à mon sens, rendent compte de choses qui sont à l’intérieur de l’individu et qui s’expriment de temps en temps. En plus, la technique dont je vous ai parlé se rapproche un peu du travail de l’argent au Moyen Age : on martelait, on soudait, on sertissait les différentes pièces.

• C’est un travail de dingue !

C’est du travail.

• Combien de temps cela vous prend ? On retrouve toujours le principe de la première journée ?

C’est le même principe : il faut que dans la première journée il y ait vraiment quelque chose.

• Vous travaillez là à l’opposé de la sculpture sur bois : au lieu d’enlever, vous ajoutez …

C’est un travail d’assemblage et donc effectivement d’ajouts. Mais de temps en temps j’enlève, quand je découpe, etc. Mais enfin c’est plutôt positif, plutôt en termes d’ajouts que de retraits. En même temps je ne peux jamais oublier que j’ai fait beaucoup de taille, que je suis vraiment un tailleur.

• Elle est impressionnante, voire violente !

Elle est violente, mais en même temps figée, statique. C’est très médiéval pour moi.

Il y a également un rapport de symétrie. Pas du tout de torsion : elle est à peu près équivalente sur cette face là et sur l’autre. L’idée de symétrie fait aussi partie du hiératisme, qui n’est cependant pas incompatible avec celle de mouvement.

Le mouvement peut prendre la figure de la torsion, c’était le cas des Caryatides, mais il peut aussi prendre la figure d’un état un peu instable dans l’espace, à savoir l’oblique. Une oblique n’est ni une verticale, ni une horizontale, donc c’est une figure de l’instabilité. Déjà ça, simplement en soi, ça vous donne une dynamique. Mais si vous inscrivez cette dynamique dans une symétrie, vous obtenez une dynamique hiératique, et ça j’aime bien. C’est l’instinct en tant qu’il peut être aussi quelque chose de très élevé, de très noble. Ce n’est pas l’instinct de la bête, du monstre. Pour moi c’est un peu une bête sacrée.

• Toujours en ce qui concerne votre façon de travailler : est-ce que vous éprouvez des difficultés à décider qu’une oeuvre est finie, qu’il n’y a plus rien à y ajouter ?

Cela se traduit d’une manière relativement simple. Ce n’est pas moi, ou à vrai dire volontairement moi, qui décide que la sculpture est finie ; c’est quand l’énergie que j’avais à y consacrer disparaît. Je vous le disais, le premier jour, c’est 100 %, et tous les jours suivants, ça diminue. A un moment donné il n’y a plus d’énergie, donc la sculpture est finie. Ça se fait comme ça, c’est une longue descente. Pour les grandes sculptures, surtout la taille, ça met plus de temps ; pour les sculptures comme le Cheval-loup, ça met moins de temps ; pour les terres, je peux faire la terre quasiment dans la journée, quand elle est de petites dimensions. C’est vraiment une question de force que j’avais à y consacrer : quand elle s’est éteinte, doucettement, comme la fin d’une bougie lorsqu’il n’y a plus rien à brûler, la sculpture est terminée.

Après, une fois que l’énergie s’est arrêtée, il est hors de question d’y revenir parce que je ne serais plus dedans. Ou alors je fais une autre sculpture. Ça m’est arrivé, pour des terres, de les balancer : ce qu’on appelle les remettre au bac : remettre de l’eau dedans et recommencer, voilà.

LA GUERRE

• Ce thème de la foule est important pour vous, statique ou dynamique, armée ou non – si on peut y voir des armes – à cheval ou non. Pourquoi ?

Là, j’appelle ça  » la Guerre « . Cela vient d’un thème précédent, qui était celui des batailles. Mais les batailles, c’était très figuratif, violent, souvent avec des chevaux.

Ces nouvelles sculptures sont venues de la vision des haies d’arbres, des forêts. Tous les dessins qui sont derrière moi viennent de ça. J’y voyais toutes ces formes là, comme une sorte de combat, de vibration, d’intrication des différents arbres entre eux, des rameaux qui vont dans un sens, qui vont dans l’autre.

Cela a généré aussi une idée encore un peu plus vaste : on est toujours, d’une certaine manière, confrontés à la guerre. Ce que j’appelle  » guerre  » c’est la confrontation, la mise face à face de soi avec l’ensemble des choses. Pour moi c’est toujours un combat, mais pas forcément une hostilité. Un combat est d’abord une rencontre, c’est une sorte de vibration entre deux choses. D’un côté ce serait le sujet, et de l’autre toutes les formes. Pour moi, là où c’était le plus flagrant c’était avec les végétaux, les arbres.

Je n’ai naturellement jamais participé à une bataille, mais j’imagine, après avoir lu beaucoup de récits des guerres du Moyen Age et les chansons de geste, qu’il y avait une confrontation tellement totale qu’on s’oubliait soi même : le guerrier rentre dans sa guerre comme dans un océan, en immersion dans la bataille, il se perd complètement. Et là il se passe quelque chose : il se transforme, c’est là où il devient un héros ; il est transcendé. C’est un peu ça que je cherchais à dire. C’est pour ça que la Guerre, si on veut, on peut y voir des personnages : les petites choses en fer, que j’ai serties, seraient des lances.

• Cette sculpture est aussi relativement récente ?

Oui, ça date aussi de l’automne dernier.

• On perçoit une évolution, quand on regarde tous vos dessins de batailles : l’impact, la violence sont peut-être maintenant moins présents…

La violence est présente d’une manière autre. Il n’y a plus la figuration et il y a, d’une certaine manière, un mouvement, mais un mouvement qui est différent. Dans les mouvements des batailles précédentes, c’était vraiment la dynamique, la vitesse, souvent deux choses qui se rencontrent. Tandis que là, il y a des tas de formes qui se répètent, comme des rythmes, trois ou quatre petites formes, qui sont soit verticales, soit obliques.

Là aussi, c’est un peu comme dans le Cheval-loup, finalement. D’un côté il y a un mouvement, parce que ces formes suivent différents axes, un rythme un peu musical. Mais en même temps le fait que ces formes se retrouvent vraiment sur le plan – ce n’est pas exactement un bas-relief car ça peut se voir des deux côtés, mais c’est très inscrit dans le plan, comme une sorte de compression de bataille dans le plan – cela évoque quelque chose de hiératique : c’est un espace qui devient irréel…

• … Bidimensionnel…

Bidimensionnel, qui n’est plus l’espace réel de la vie, en trois dimensions, mais qui est complètement rassemblé d’une manière quasi-abstraite dans un espace qui n’est pas tout à fait bidimensionnel, puisqu’il a quand même une épaisseur, mais qui s’en rapproche. On passe donc ici à un autre niveau de regard. C’est l’espace de l’imaginaire, l’espace du rêve. Ce n’est plus l’espace réel, vraisemblable, tangible. C’est quelque chose d’autre, qui est pour moi du domaine de la confrontation avec toutes les informations extérieures. En même temps, c’est aussi lié à l’emprise de la ville, de Paris : cette sorte de mouvement perpétuel, d’énorme violence, de bruit et de fureur…

• …D’agression…

Oui, mais pas forcément en mal. C’est le fait qu’il se passe des tas de choses ; c’est ça aussi que j’appelle  » la Guerre « , cette confrontation perpétuelle dans laquelle il faut se situer ou au contraire se noyer, pour qu’il se passe quelque chose.

Quand j’ai fait ces sculptures là, parce qu’il y en a plusieurs, j’étais moi aussi presque en train de danser devant la sculpture, j’y allais vraiment franchement, comme si j’étais moi-même immergé dans l’océan des formes. J’avais un vague souci de composition, peut-être au départ, mais tout de suite après il fallait y aller ; c’était comme une sorte de transe, quelque chose de complètement libéré qui fait que j’étais moi-même le guerrier à l’intérieur de la bataille que j’étais en train de modeler, de sculpter. C’est pour cela que je n’appelle plus ça  » bataille  » mais vraiment  » guerre « . Pour moi  » guerre  » est un mot plus fort, plus générique, plus globalisant.

• Est-ce que vous prenez du plaisir à sculpter ? Quand vous me parlez de cette transe, de cette extériorisation …

C’est une extériorisation, mais je ne sais pas si c’est forcément du plaisir. Plus que par l’idée de plaisir, je vous répondrais par l’idée de nécessité. Il y a un moment donné où il faut y aller.

• On en revient à votre première journée…

Oui. Par contre, j’aurais beaucoup de déplaisir à ne pas le faire. C’est en fait une sorte d’impératif. Il faut bien voir qu’il y a certaines sculptures qui sont beaucoup de désespoir, qui sont très dures à venir : ça retourne des tas de choses ; en même temps je cherche, j’ai des directions que je pense claires dans ma tête et, quand je les suis, je m’aperçois qu’elles ne sont pas si claires. Il y a des moments d’angoisse ; je me demande ce que je fais là, ça ne va pas du tout.

La part de plaisir ? Non. Éventuellement, je peux avoir du plaisir quand elle est finie.

• Oui, l’avis des spectateurs, vous en tenez compte, cela vous fait plaisir, cela vous est égal ?

Oui, c’est bien sûr très important. En plus il y a quelque chose qui est assez formidable avec la sculpture : les gens, quel que soit leur degré, leur niveau de culture, d’intérêt travaillé pour la sculpture, y voient toujours quelque chose ; elles rentrent vraiment dedans, à cause de l’atmosphère qu’elle génère, il y a comme une sorte d’ambiance, on sent qu’il s’y passe quelque chose.

Je trouve toujours cela fascinant que les gens puissent rentrer dans ce que j’ai fait. C’est quand même au départ destiné à mon unique public, à moi. Je ne tiens pas vraiment compte de leurs critiques parce que ça, c’est impossible.

En revanche, le fait qu’elles rentrent dans une sorte de fascination, là, c’est quelque chose de très important pour moi ; ça veut dire aussi que je ne travaille pas complètement pour rien ; je veux dire qu’il y a quelque chose qui se passe, il y a un échange, d’une certaine façon.

• Sans entrer dans des considérations pompeuses, vous apportez quelque chose à ces personnes qui entrent en rapport avec vos oeuvres. Est-ce que vous pensez à tout cela, est-ce que vous croyez avoir un rôle à jouer ?

Non, mon seul rôle, c’est de remplir ce pourquoi je suis fait, ma fonction si vous voulez : répondre à la nécessité de faire telle ou telle chose lorsqu’elle se présente. Si, par la suite, ça peut donner quelque chose aux gens, c’est un supplément, c’est en plus, très bien. Mais je ne peux absolument pas me penser comme ayant à dire quelque chose aux autres.

• Il y a bien un message ?

Bien sûr qu’il y a un message. Mais il faut bien que les choses soient claires : le message que moi j’y mets n’est pas forcément celui que les autres vont voir, et c’est très bien, c’est normal. Je ne peux pas penser non plus à ce que les autres vont penser, parce que ça sera forcément différent de moi. Non, la seule chose, c’est faire la sculpture de la manière la plus honnête par rapport à moi, aller jusqu’au bout…

• On l’a dit, honnêteté par rapport à la matière…

Par rapport à la matière, par rapport à moi, à ce que j’ai envie de faire, à ce qui s’est un jour proposé à moi dans ma petite tête ; aller jusqu’à l’apothéose de cela. En rendre compte au plus près, être vraiment fidèle, faire son boulot honnêtement. C’est quelque chose de très important. Aller jusqu’au bout du possible, du moment.

• Et quand vous regardez une oeuvre réalisée il y a un certain temps, est-ce que vous pouvez vous dire que vous n’étiez pas allé alors jusqu’au bout, qu’il faudrait y revenir ?

Non, je ne vois pas les choses sous cet angle là. Je me dis que ce que j’ai fait à cette époque là, c’est ce que j’étais à cette époque là. Je peux naturellement y trouver des imperfections, des choses que je ne ferais pas comme ça maintenant ; au moment où je l’ai fait, j’étais ça, voilà.

• Pour en revenir à la technique, c’est ici aussi du plomb ?

Oui, c’est un peu la même technique que le Cheval-loup, sauf qu’en plus il y a donc des éléments en fer oxydé, rajoutés dans le plomb par un procédé proche du sertissage, comme en bijouterie : je plaque les choses, après je ressoude, je les fais rentrer dans la matière, elles sont comme inclues dedans. Ce qui a l’avantage de créer un rapport de coloration. J’aime jouer entre le fer et le plomb : Ce dernier, quand il est oxydé, a un aspect bleuté, ton froid, et là, avec le fer, vous avez un ton chaud.

Il ne me viendrait pas à l’idée, ce qui a été beaucoup fait autrefois, de peindre mes sculptures. Je considère que c’est la matière qui doit donner les couleurs. Alors justement, quand je peux utiliser plusieurs matières, je suis très content, je fais des rapports colorés.

• Est-ce qu’il y a des matériaux que vous n’avez pas encore travaillés, que vous aimeriez sculpter ?

J’ai sculpté un peu tous les matériaux dits  » nobles  » de la sculpture : la pierre, le bois, la terre, donc la terre cuite, le bronze, et le plomb, qui a pas mal été utilisé aux XVII et XVIIIèmes siècles, ce qui s’est un peu perdu après.

J’ai également utilisé des matières un peu moins nobles, devenues traditionnelles au XXème siècle, comme le plâtre direct, monté directement, sans moulage, sur l’armature.

Par contre il y a les matériaux modernes, comme les plastiques, les résines : ça je déteste, c’est vraiment des matériaux synthétiques qui n’ont pas…

• …Qui n’ont pas l’âme dont on parlait …

Voilà exactement. Et en plus leur mise en oeuvre est techniquement assez périlleuse, ce sont des matériaux très toxiques, qui sentent, et moi ça m’embête de travailler la sculpture avec un masque. En même temps le plastique, c’est une absence de poids, d’existence réelle. Je ne supporte pas ces trucs là ! (rires)

• Une question plus générale : allez-vous à des expositions ?

Je vais surtout voir les grandes expositions classiques. Je me balade aussi de temps en temps dans les galeries, quoique je le fais aujourd’hui un peu moins souvent, parce qu’il y a toute une partie de l’art contemporain qui ne m’intéresse pas. Je ne veux pas porter de jugement, je ne la nie pas, mais elle ne m’apporte pas grand chose.

Par contre j’adore aller me balader en France pour voir les églises romanes. C’est vraiment une période qui est très importante pour moi. Avant c’était surtout la Renaissance ; je suis allé souvent en Italie, voir toutes les sculptures de Michel-Ange. Mais là, depuis quelques années, je considère que la grande sculpture de l’Occident, c’est l’époque romane, et particulièrement en France…

• Le tympan de Conques !

Voilà, c’est toutes ces choses là : Vézelay, Moissac, Beaulieu, tout ça.

Il y a aussi quelque chose de capital pour moi, c’est la contemplation de la nature. Je peux vraiment rester des heures devant une haie, que je dessine ou pas. C’est très important, ça va passer dans mon boulot…

• Oui, il y a deux façons de digérer : intégrer visuellement ou faire tout de suite un croquis…

Oui, je ne suis pas obligé de dessiner systématiquement.

• Vous faites quand même énormément de dessin…

Oui, mais je regarde encore plus. Et ça, évidemment, vous ne pouvez pas le voir ici, dans l’atelier. Je peux vraiment rester très longtemps à contempler une chose, à la campagne, ou un rocher au bord de la mer, etc. Je suis d’un naturel en fait plus contemplatif qu’actif. La sculpture, ça vient toujours après. Il faut vraiment que j’y sois contraint : à un moment, il faut que ça y aille. Mon sport préféré, c’est la contemplation. Je me force toujours un peu, quand il faut que je sculpte !

• … peut-être parce que vous appréhendez la rude journée en perspective…

Oui, et puis mettre en oeuvre une sculpture, c’est quand même … mettre en oeuvre un dessin, c’est facile, vous prenez votre feuille … mais mettre en oeuvre une sculpture, dès que vous commencez dans les trois dimensions, là, ça y est, c’est le début des ennuis (rires). Il faut vraiment vouloir passer le cap, et pour le vouloir il faut qu’il y ait cette nécessité terrible. C’est toujours un peu une épreuve, de commencer une sculpture.

LE CHRIST

• Le bois est un de vos matériaux de prédilection. On parlait tout à l’heure d’un respect envers ce dernier. Comment le choisissez-vous, d’où vient-il, quelles sont vos préférences, avez-vous travaillé des bois plus nobles que d’autres ?

Sauf exception, il y en a eu une seule, je travaille toujours le bois des forêts françaises. J’ai travaillé une seule fois un bout d’acajou que j’avais récupéré.

J’aime travailler ces bois. Je ne les ai pas vus naître, je ne les ai même pas vus pousser, mais au moins je sais d’où ils viennent. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais c’est important. Nous avons en France de très beaux bois, notamment le chêne. Il y a aussi tous les arbres fruitiers : j’ai beaucoup travaillé le poirier, le merisier, le noyer…

• Ce sont des bois très durs ?

Non, ils se défont beaucoup mieux que le chêne. C’est le chêne qui est le plus dur, dans les bois qu’on travaille, avec le châtaignier. Les bois fruitiers sont mi-tendres ; ils ont un fil très dense, ce qui fait qu’ils se défont bien dans tous les sens. Avec le chêne il faut plus respecter la direction du fil.

Ce sont des arbres qui viennent la plupart du temps de la même scierie, avant qu’ils ne soient débités, naturellement. Il y a la forêt juste à côté : on voit d’où ils viennent. C’est une très belle forêt dans le Perche.

• Dans votre processus de création – on parlait des esquisses, etc. – le bois vient à quel moment ? Est-ce que vous le choisissez avant ?

Il m’est arrivé d’avoir le morceau, et que je me demande ce que j’allais en faire. Aujourd’hui, le plus souvent, j’ai déjà fait l’esquisse en terre. Je vais donc chercher la bille de bois dans laquelle je pense que la sculpture va s’inscrire le mieux, en essayant de perdre le minimum de bois…

• Toujours cette idée de respect…

Voilà. Le respect passe aussi par cela. Et puisqu’on a pas le droit de se planter, il faut aussi en enlever le moins possible, trouver la forme du bois qui est déjà, d’une certaine manière, plus ou moins celle de la sculpture, dans laquelle on voit déjà la sculpture. Ce qui fait qu’en général, je n’enlève jamais plus d’un tiers du bois, ce qui est très peu. Je suis très content de cela.

Par exemple, pour cette sculpture du Christ – bon, les bras sont rajoutés, c’est un assemblage de menuiserie – l’arbre que j’ai trouvé avait déjà sa forme, vous voyez, cette courbe là. Tout ça c’est vraiment le fil du bois, en fait c’est la direction. En plus il avait une légère torsion qui correspondait à ce mouvement d’enroulement…

• Toujours la spirale…

Oui, il y avait la spirale, mais qui est tout de même ici relativement légère. Donc ça c’est un morceau de chêne, avec deux petites poutres de chêne rajoutées pour les bras …

• Il s’agit d’une commande pour une église, n’est-ce pas ?

Oui, l’église Saint Paul, à Meythet, près d’Annecy.

• C’était un concours ?

Non. J’ai été amené à rencontrer l’architecte de l’église, puisque c’est une église qui venait d’être achevée. Il recherchait un sculpteur. On s’est pas mal entendus tous les deux. Il voulait un Christ sculpté en croix, qui soit en contraste avec un Christ qui serait peint à côté, en fresque, le Christ de la Résurrection. Pour ce contraste il voulait un Christ vraiment mort, non seulement en croix, mais qui soit très souffrant, parce qu’on peut représenter le Christ en croix comme ayant déjà une certaine élévation. Il y a toutes sortes de possibilités. L’idée était de faire un Christ à l’apothéose de la souffrance et de la mort. C’est pour ça qu’il est vraiment très dur…

• On retrouve cette souffrance dans les mains…

Oui, les mains sont très expressives, un peu comme dans le Christ du retable d’Issenheim, de Grünewald ; il y a un peu cette idée là.

• Et ici, dans le parti, le toucher, on retrouve un peu des Caryatides : des traces de doigts, la griffe ?

Oui, c’est toujours cette idée de faire vibrer la lumière. Là, mon outil de prédilection, c’est la tronçonneuse.

• Vous continuez à travailler le bois à la tronçonneuse ?

Oui, le Christ a été fait exclusivement à la tronçonneuse. Il y a peut-être quelques coups de gouge, mais même le visage, même les mains – on voit d’ailleurs les petites stries – même les doigts …

• C’est une grande tronçonneuse ?

Non, la chaîne, enfin la lame, est grande comme ça (30 cm). Elle est électrique, ce qui fait qu’elle est quand même un peu plus maniable que les grosses tronçonneuses à essence. Enfin, c’est le même principe, c’est tout de même un outil assez impressionnant !

J’aime beaucoup cet instrument parce que, d’une certaine manière c’est comme vous dites, c’est la griffe. On sent, même si ce n’est pas fait à la main, forcément, que c’est comme pour les Caryatides, comme cette trace, parce que c’est un outil qui peut être très précis, et qui fait vraiment bien vibrer les formes, qui peut faire beaucoup de contrastes de lumière ; ça donne une surface qui n’est pas du tout lisse, mais qui par contre peut être très tendue…

• Ce n’est pas lisse mais tout de même doux …

Oui, c’est ça, il y a une certaine tension des formes, grâce à cette grande précision, et aussi à la longueur de la lame : on peut jouer sur des formes longues, allongées.

Dès que j’ai commencé à travailler le bois, ça a été la tronçonneuse. C’est parce que je connaissais l’existence de ces petites tronçonneuses que je me suis mis à le travailler. Cela me plaisait vraiment : quand vous maniez la tronçonneuse, vous êtes en face de la chose, la lame dans le prolongement de l’axe du nez, et vous pouvez vraiment rentrer dedans. Tandis qu’avec la gouge, c’est sur le côté. C’est ce que j’aime, comme si je maniais une épée à deux mains. Encore la bataille et le chevalier…

• Une confrontation…

Exactement. Directe. La gouge, c’est une technique qui ne permet pas de faire de grands trous, à moins d’utiliser une chignole, etc. Tandis qu’avec la tronçonneuse, vous avez une longueur de lame de 30 cm : quelques fois cela m’arrive de la rentrer intégralement dans le bois ; alors là c’est une jubilation extraordinaire ! (rires)

• Vous voyez bien que vous prenez du plaisir ! Vous me dites que vous travaillez le bois à la tronçonneuse. Mais le Bouddha, par exemple, fait pour l’UNESCO ?

Il a été fait à la tronçonneuse, quasiment intégralement. Même les formes très tendues ont été faites ainsi, en la faisant déraper. A ce moment là vous arrivez à tendre les formes. Et il y a simplement un tout petit coup de rabot, mais vraiment très léger, à la fin, uniquement pour la dernière surface. Non, vraiment, je trouve cet outil archi-complet !

• Vous pouvez commencer à attaquer une sculpture à la tronçonneuse, et aller ainsi jusqu’au peaufinage …

Oui. Il y a beaucoup de sculpteurs qui utilisent la tronçonneuse pour dégrossir. Mais ensuite ils retournent à la gouge, tandis que moi, j’aime bien l’utiliser du début à la fin.

Dans le Christ, c’est une seule courbe qui relie le bras aux pieds. C’est vrai que pour ça, la tronçonneuse va très bien : je la fais courir, ce qui suit la ligne du bois, mais aussi le graphisme, je dirais presque naturel, de la chose, quand la tronçonneuse s’emballe.

Ce Christ a ce côté très douloureux, les bras sont très tendus, la tête en bas ; il y a une force, mais en même temps il y a une certaine légèreté due à la courbe. Il est aussi comme un oiseau ; il a des bras tellement grands, comme une mouette, si vous voulez, qui plane un peu, d’où la courbe ; ça l’allège …

• C’est encore la même chose : violent et très léger …

Oui, vous avez toujours un peu les deux contrastes. En même temps, il y a aussi quelque chose qui l’allège encore : les formes sont très denses par rapport aux axes. On peut faire parfois des Christs très musclés, très larges, mais ici il est complètement … la forme s’est comme réduite pour se rapprocher de ce qui la sous-tend à l’intérieur, à savoir l’axe.

C’est l’axe qui gère les formes en sculpture : l’axe des jambes, l’axe des cuisses, l’axe du torse, etc. Et là il y a cette idée que la forme s’est rapprochée de lui au maximum : si elle s’était rapprochée encore plus, cela deviendrait illisible en termes de corps ; ce ne serait plus que des axes.

C’est une idée qui m’est venue de la vision de certains Christs romans. Il y en a notamment un au Louvre, et dans pas mal d’autres églises : ce sont des Christs en bois dont les formes sont tellement simplifiées que c’est vraiment le passage à l’axe. Il n’y a presque plus que l’axe qui est lisible, ce qui évoque aussi pour moi l’idée de la transcendance : l’extérieur des chairs s’est résorbé – l’extérieur des chairs, c’est le monde de l’apparence – au profit du monde intérieur, qui s’exprime sculpturalement par l’idée de l’axe : ce qui sous-tend les formes, à l’intérieur, mais qu’on ne voit pas. C’est un peu de la métaphysique.

C’est pour ça que c’était bien de traiter le Christ de cette manière là. Une manière un peu médiévale, mais en même temps il y a quand même une sorte de réalisme de la cage thoracique, qui est un peu plus Renaissance. De toutes façons, on n’est plus au Moyen Age, et le travail à la tronçonneuse excluait cette sensibilité là. J’ai essayé un peu de tout faire tenir : un expressionnisme qui est presque baroque, avec une plastique qui est, elle, beaucoup plus recueillie.

• Il est comment, sur place ?

Il est au fond de l’église, derrière l’autel, dans le choeur. Il y a une énorme fenêtre qui donne dessus, en oblique ; il est très bien.

• Et la lumière, elle vient de …

Elle suit l’axe, la courbe.

• La fresque a été exécutée ?

Oui, la fresque a été placée après. Les deux fonctionnent vraiment très bien ensemble : autant lui est vraiment comme ça, autant le Christ en résurrection est vraiment ouvert.

• Une autre question générale : le marbre, la pierre, vous les travaillez encore un peu ?

Non. Je ne dis pas que je n’y reviendrai pas, mais pour l’instant non. J’ai travaillé surtout le marbre. C’était un marbre très dur, celui des Pyrénées, très sec …

• C’est la Victoire ?

Oui, c’est ça, et d’autres sculptures. Très cassant, je l’ai travaillé d’une manière très violente, au trépans, une énorme perceuse. Je ne l’ai pas véritablement taillé, ce qui fait qu’il a un aspect très brut, très roche, très falaise. Je pense que si je retravaillais maintenant la pierre, ce serait une pierre beaucoup plus tendre, un calcaire en fait, du même type que celui des sculptures romanes. Je le travaillerais avec les outils des tailleurs de pierre du Moyen Age, comme le taillant, sorte de hache.

J’y pense de temps en temps, mais ce n’est pas pour maintenant, parce que ça ne se ferait pas dans l’atelier, de toutes façons, à cause de la poussière… C’est aussi l’idée d’être dehors à la campagne …

• La monumentalité : est-ce que vous aimeriez voir vos sculptures dans des tailles gigantesques, dans des lieux publics ?

Gigantesques, non. Il y a toujours la possibilité de faire agrandir les sculptures, mais ça ne me plaît pas. J’aime bien travailler seul, ne pas me faire aider. Ce qui veut dire que pour les sculptures monumentales, de grandes dimensions – déjà à l’échelle humaine – il faudrait que je sois seul, ce qui limite forcément.

Autrement, l’idée d’avoir des sculptures dans des lieux publics est extraordinaire : c’est offrir la possibilité à des gens, qui passent par là, de les voir. On peut toujours supposer que pour le simple passant, le fait de voir une sculpture va générer des choses en lui.

Par contre la question est de savoir où mettre les sculptures. En ce moment je m’interroge beaucoup là-dessus. Pour l’instant c’était dans des lieux très biens, des lieux qui, d’une certaine manière, n’étaient pas en prise directe sur la ville. Des lieux plutôt intérieurs, plutôt clos, où on s’attendait un peu à ce qu’on allait voir. C’est vraiment une question que je me pose : je vois mal …

• Vous vous voyez mal à la Défense !

Oui, ça me poserait beaucoup de problèmes, pour le coup. Étant donné que ce serait une commande, ce ne serait plus du tout une sculpture que je ferais pour moi. Il y aurait vraiment cette idée d’exotérisme, de vouloir parler à beaucoup de monde. En plus, mettre une sculpture dans une ville, telle que la ville est en ce moment … Les villes ne sont plus vraiment propres à recevoir les sculptures. Ce sont des endroits où il y a les voitures, tout ça va très vite, fait beaucoup de bruit ; ce ne sont pas franchement des espaces de méditation. Vous me direz : il y a les squares. Mais en général ils sont déjà bien pourvus en sculptures, enfin à Paris tout à fait.

Mettre une sculpture sur une place, c’est une chose qui, pour moi, n’est pas évidente. Je ne dis pas que cela ne se produira jamais, pas du tout, mais c’est quelque chose qui me pose question.

• Pour rester dans le Christ, quel est votre rapport à la religion ?

Il y a deux aspects là-dedans.

D’une part, il y a mon rapport à l’histoire de la sculpture. J’ai passé beaucoup de temps à regarder les sculptures anciennes – et encore maintenant – dont la plupart sont religieuses, puisque c’était la grande source de la commande dans les siècles passés. Cela a joué beaucoup.

D’autre part il y a eu un effet retour : être confronté à ces sculptures religieuses m’a amené moi aussi à me poser des questions sur le rapport au monde, au monde de l’homme, et la place de la transcendance, la place du sacré. Ce sont des choses que je travaille de plus en plus. Développer une forme dans l’espace, ce n’est pas du tout un geste anodin, c’est quelque chose qui nécessairement, pour moi, a un rapport avec le sacré. La mise en forme, c’est une sorte de recréation du monde, et donc une interrogation sur le monde. Quand je dis sacré, ça peut être aussi philosophique, mais sans que je l’explique en termes de concept. C’est simplement le fait de faire cela, de se lancer dans cette entreprise là, qui est pour moi nécessairement dans un contexte sacré. Alors après, il est un peu naturel qu’il y ait certaines de mes sculptures, même dans leur représentation, qui évoquent des choses sacrées ou bien textuellement, ou dans leur atmosphère. On parlait tout à l’heure du Cheval-loup : pour moi c’est quelque chose de sacré, même si dans l’anecdote …

C’est indissociable de l’idée d’art, de parler du rapport au monde, de l’inscription, de la manière aussi dont la réalité s’offre à nous, du monde des apparences. Qui dit parler du monde des apparences, dit parler de ce qu’il y a sous les apparences, donc de l’essence. Là aussi on est toujours dans un vocabulaire sacré, religieux, spirituel…

LE MONUMENT AUX MORTS (Sarajevo, Ambassade de France)

• Il s’agit d’une autre commande, qui résulte cette fois d’un concours. Avant de parler de celui-là, est-ce que vous participez à beaucoup de concours ?

Non, très peu, quand ça me plaît en fait. La plupart des concours sont sur invitation. On invite plusieurs sculpteurs – pour le coup nous étions cinq – à concourir, parce qu’on sait, d’une manière ou d’une autre, qu’ils sont plus ou moins aptes, que ça va bien dans leur direction, que ça va donc répondre de la manière la plus efficace au thème du concours.

Pour moi celui-ci tombait très bien parce que justement, à ce moment là, je travaillais beaucoup ce thème de la mort : la mort comme retrait, comme effacement, comme dissolution des formes.

Ce qui fait que je n’ai absolument pas eu à gamberger, à me forcer ; j’étais en plein dedans. On a eu une réunion d’information pour qu’ils nous exposent le cahier des charges, ce qu’ils attendaient de nous : le thème, l’emplacement …

• Vous aviez des plans ?

Oui, des plans cotés, des photos, des perspectives dans tous les sens, c’était très précis. Avec un peu d’entraînement, c’est comme si l’espace était devant vous. Il y avait quelques impératifs de matières : il fallait que ce soit solide, naturellement durable ; des impératifs de hauteur, par rapport à l’architecture.

J’ai pris en compte tout ça mais à la sortie de cette réunion, je savais déjà quelle sculpture j’allais faire. Pour moi c’était évident : j’avais cette composition en croix, l’idée des quatre points cardinaux, l’idée aussi de l’axis mundi, de poser véritablement les choses dans la terre, dans l’idée d’une transcendance.

Je me suis dit que c’était également une nécessité pour ces soldats qui étaient tombés là-bas, tombés dans une terre étrangère et non chez eux. Il fallait, d’une certaine manière, les réinscrire – enfin leur mémoire, leur nom – dans la terre où ils étaient tombés, qui n’était pas la leur. Il fallait les épingler, les lier.

Pour moi, la figure de la  » quaternité « , de l’axis mundi, correspondait parfaitement. Et pour la plastique des figures, c’était exactement ce que je travaillais : l’idée de la mort et du retrait, cette dissolution.

• Les figures ne sont pas d’une franche gaieté !

Non, effectivement, ce n’est pas gai, mais en même temps je ne considère pas que c’est triste. Je vois quelque chose de beaucoup plus intime, intérieur, recueilli. Avec en plus la manière dont les figures sont faites : on est confrontés à une apparence des choses, leur surface, et en même temps on rentre constamment dans la sculpture avec ces trouées, ces creux. Ce qui fait qu’il n’y a pas finalement tant de différences que cela entre l’extériorité et l’intériorité, en termes matériels. On est constamment à l’intérieur et à l’extérieur de la sculpture. Et ça pour moi, c’était l’idée du recueillement, d’une sorte de spiritualité.

• Les quatre personnages se tournent vers l’extérieur…

Ils se tournent vers l’extérieur parce qu’ils sont là comme des gardiens. D’ailleurs le sous-titre de cette sculpture est  » Les gardiens de l’espace « . Ils sont comme des sentinelles, comme des guetteurs, qui regardent vers l’extérieur, qui regardent chacun des points cardinaux. Ils protègent la mémoire… Les noms des soldats sont gravés derrière eux.

C’est comme quatre sentinelles qui garderaient les quatre points de l’horizon, pour protéger, sauvegarder ce qui est derrière elles. De la même manière que les soldats étaient là-bas pour protéger l’espace, empêcher les empiètements de part et d’autre. Donc c’est finalement ceux qui étaient les gardiens, à savoir les soldats de l’ONU, qui sont à leur tour gardés. Il y a là l’idée de réciprocité, une des idées de base que j’avais. Mais encore une fois, ça c’est vraiment fait d’une manière intuitive ou instinctuelle. Je me suis même affolé par la suite, m’étonnant de ne pas avoir à gamberger davantage pour faire cette sculpture. J’ai même essayé de me forcer à trouver d’autres idées, mais à chaque fois, je revenais toujours à ça. Une belle histoire !

• La technique ici ?

Là c’est très particulier : les sculptures sont donc en fonte de fer. Comme son nom l’indique, ce n’est pas du fer soudé ou travaillé en direct, c’est du fer fondu dans des moules. La technique, c’est de réaliser des modèles en polystyrène expansé…

• Vous avez donc travaillé aussi ce matériau, par la force des choses !

Oui, je l’ai travaillé, mais dans la direction du fer ; je pensais fer, je le voyais vraiment : les coulées de métal, déjà les oxydations. Du métal qui serait tellement rouillé qu’il serait troué.

Cela veut dire que c’est un travail de taille des blocs de polystyrène. Tout ça ne me posait aucun problème, car c’est tout de même une grande partie de ma formation. Après je suis allé dans une fonderie industrielle, car il n’y a pas de fonderie d’art pour le fer. C’était une usine énorme.

Il faut entourer le polystyrène avec du sable réfractaire, puis on coule le fer en fusion, à 1400 degrés. Le polystyrène part alors en fumée, il se dissout sous l’action de la chaleur – il fond à 70 degrés, alors vous imaginez, à 1400 degrés… – d’autant que sa densité est 4OO fois plus légère que le fer. Il est chassé par les évents. C’est d’une précision extraordinaire : le fer, quand il coule, est encore beaucoup plus liquide que le bronze ; c’est vraiment de l’eau, il va absolument partout, au centième de millimètre près. Ensuite, on démoule.

J’ai eu après tout ça un travail de ciselure, pour enlever les évents, un travail un peu classique de fonderie, plus ensuite le travail de la patine, avec des oxydes, enfin des acides.

• C’est beaucoup de travail ?

Non, la patine, c’est une journée de travail.

• Cela doit sentir, il faut se protéger…

Oui, j’étais dehors pour faire ça.

• Et c’est censé s’oxyder ?

Le processus d’oxydation a commencé avec l’acide, mais ça va continuer, comme le fer, ça va évoluer dans le temps, et ça c’est très bien. Sachant que moi, dans la plastique, je l’ai déjà fait comme si elle était … c’est ce que je disais, ces trouées, ces formes du retrait, de la dissolution, comme si déjà l’oxydation avait commencé depuis très longtemps, comme si elle était en train de disparaître. Un peu comme des ombres. Et ça va continuer, ça va prendre très longtemps.

• Vous avez eu des retours, avec ce monument ?

Il y a eu surtout les familles des soldats, parce qu’elles n’avaient pas été consultées. Je les ai rencontrées le jour de l’inauguration. Elles ont été très émues de la manière dont j’avais rendu compte de ce que j’avais ressenti ; ça correspondait tout à fait, non pas à ce qu’elles désiraient, mais disons que ça rentrait bien en résonance avec ce qu’elles avaient ressenti elles-mêmes. Parce que c’était une drôle de guerre, quand même.

• Cela a dû être très délicat, de se retrouver devant ces familles !

Oui, quand je les ai rencontrées, je ne dis pas que j’étais angoissé, mais j’étais un peu ému : je me suis retrouvé seul, comme ça. Le monument était en voie de réalisation ; il fallait que je le leur explique, à elles qui étaient les premières intéressées, et de très loin. Un moment très beau, très fort …

Elles en ont été tellement contentes qu’elles vont me commander une autre sculpture pour Verdun – parce que celle-ci, elle est à Sarajevo, c’est un peu loin, personne n’y va – pour qu’il y ait sur le sol français une trace de cette guerre, de la mémoire.

• Et vous garderez cette idée d’intégration du monument au sol ?

Oui, l’idée, c’est de créer une sorte de soeur du monument, qui soit plus grande, mais qui soit à mettre en parallèle. Et c’est justement lié avec cette histoire de points cardinaux : mes gardiens, qu’ils soient à Sarajevo ou à Verdun, regarderont dans la même direction.

• Parce que lorsque vous parlez de points cardinaux, vous voulez dire que ce monument est orienté ?

Oui, tout à fait, rigoureusement. Et chaque figure est d’une certaine manière individualisée, personnalisée, en fonction d’un point cardinal. Pour moi, la figure de l’Orient, c’est quelque chose qui se lève, une sorte de jaillissement, mais très doux, naturellement. La figure du Nord, c’est au contraire quelque chose de réfrigéré, de figé, comme la glaciation : le Nord, c’est le froid. Tandis que la figure de l’Ouest, elle s’enfonce, elle est en train de se coucher. La figure du Sud, enfin, de dos sur la photo, c’est le feu : elle est là, elle flambe, c’est vraiment le feu du zénith. Donc chacune est vraiment personnalisée, dirigée vers le point cardinal qu’elle regarde.

• Quand a eu lieu l’inauguration ?

C’était il y a deux ans, au printemps 1997.

• Vous y êtes allé une seule fois ? Ce n’est pas si loin que ça, en fait.

Non, mais c’était très dur. A l’époque la guerre venait de se finir , et les transports étaient encore très aléatoires. J’ai été obligé de revenir par avion militaire parce que les avions civils ne décollaient pas.

• Pour en revenir aux thèmes de vos oeuvres, en l’espèce vous aviez un cahier des charges, on le disait …

Si vous voulez le thème était imposé, mais après il y avait quand même une liberté d’exécution, toutes sortes de propositions étaient admissibles, du moment que le thème était respecté …

• Le thème de la mort, on en parlait : êtes-vous conscient que devant vos foules par exemple, comme  » Les morts nous regardent « , les réactions peuvent être assez fortes, cela peut choquer ?

Ce n’est pas dans cette optique là que je l’ai fait. Pour moi la mort fait partie de la vie, c’est une chose à laquelle je pense très souvent, mais sans terreur, ce n’est pas du tout ça. Cela fait partie de nous, elle est même constamment présente dans la vie …

• … Le yin et le yang…

Oui, voilà, c’est tout à fait ça. A partir du moment où je ressentais ça fortement, je n’ai pas à l’exprimer. Alors après, ça dépend évidemment des tournures psychologiques des spectateurs. C’est toujours pareil, on y voit ce qu’on veut. Pour moi, c’est une mort qui n’est pas morbide. On peut la voir comme ça, pourquoi pas. Mais moi je ne l’ai pas du tout faite dans cet esprit là.

• Il s’agissait là de réactions isolées… Ce thème est quand même très présent ?

J’ai fait des dessins, et j’ai fait quelques sculptures, en plus de Sarajevo, mais toujours en envisageant la mort dans son côté plastique, à savoir l’idée qu’on entre dans le retrait, que les formes rentrent vers l’intérieur, se rétractent. Sans du tout faire une allusion au pourrissement du cadavre, ce n’était pas encore cette phase. C’était plastique, mais plastique d’une manière abstraite ; simplement l’idée que l’apparence rejoint l’essence. Autrement dit que l’extérieur rejoint l’intérieur. Il faut bien voir que l’idée de la mort participait d’une manière générale à un des enjeux de mon travail, à savoir justement le rapport intérieur – extérieur. C’était une manière de l’exprimer, mais il y en a d’autres : ça peut passer par l’idée de la pulsion, qui est toujours sous-tendue par quelque chose d’intérieur, simplement c’est quelque chose de différent : c’est alors de l’intérieur vers l’extérieur. La mort c’est plutôt l’extérieur vers l’intérieur. Mais en fait, ça reste dans cette même problématique là.

• Et les batailles ? Avec toute cette violence, elles font implicitement peut-être aussi penser à la mort ?

Oui, mais c’est vraiment indirect. Pour moi, au contraire, les batailles, c’est vraiment la vie, dans le sens où c’est le mouvement, c’est l’ardeur … Cette violence, c’est la violence de la vie. La violence, pour moi, n’est pas un terme négatif …

• C’est vrai que c’est aussi une danse, comme un ballet …

Oui, tout à fait. La danse, absolument.

• Pour en revenir à vos thèmes, on ne parle pas de périodes avec vous. Ce sont plutôt des thèmes récurrents…

Oui, c’est ça. Disons que j’ai plusieurs thèmes, plusieurs techniques. En général, j’aime bien passer d’une technique à une autre. J’apprends souvent des choses qui ont des résultats plastiques dans une technique, et j’ai envie de voir si je ne pourrais pas les traduire, en faisant naturellement des mutations, dans une autre matière. C’est vrai que j’aime changer de matières. Mais pour l’idée des périodes vous avez raison, c’est beaucoup plus certains thèmes que je travaille à un moment donné. Je travaille un thème, puis je l’abandonne, mais il n’est pas du tout exclu que je le reprenne par la suite parce que ça a évolué.

• Est-ce que vous vous imposez certains thèmes ?

Non, jamais. C’est vraiment comme ça vient. Simplement je m’aperçois qu’il y a toujours une sorte de parenté, disons, entre les choses. Il m’arrive aussi d’explorer un thème que je n’ai jamais exploré, mais en même temps il aura souvent des liens avec les précédents. C’est pour ça que c’est plus cyclique que parler d’une évolution. Je ne pourrais absolument pas voir dans quel sens j’évolue.

• Est-ce que vous avez en tête tout ce que vous avez fait ?

Non seulement je l’ai en tête, mais il y en a beaucoup dans l’atelier. Mes archives, en somme. Je les regarde de temps en temps. Je ne dis pas tout le temps, mais de temps en temps ; je jette un petit coup d’oeil. J’aime bien avoir toujours un peu mon bagage en entier dans ma tête. Par contre il y a un truc que je n’aime pas, c’est refaire quelque chose que j’ai déjà fait. Quand je suis en train de travailler un thème, un sujet, une direction, je me dis parfois  » tiens, j’ai déjà fait ça  » : je vois donc que cette direction là doit être travaillée différemment.

• Qu’est-ce que vous avez travaillé le plus ?

Les batailles, les foules, il y en a eu beaucoup. Les marcheurs. Il y a eu aussi toute une série de corps féminins.

• Une question un peu cliché : Je pense, par exemple, aux poupées de Hans Bellmer, avec ces corps désarticulés, qui ne sont d’ailleurs plus de la sculpture mais de l’assemblage. Sans vous demander ce que vous pensez de tout ça, est-ce que vous croyez qu’on peut tout représenter ?

Je n’ai aucun a priori. C’est toujours pareil : si ça part vraiment d’une nécessité, si on y est vraiment, c’est au delà de toute morale, au delà de la simple représentation.

• Oui, à partir du moment, vous le disiez, où c’est fait honnêtement …

Voilà. Par contre si on fait ça dans l’idée de choquer, d’une certaine manière, là ça ne va pas. C’est vraiment la nécessité. Elle est au delà de la morale si on la respecte vraiment, et si, encore une fois, on est honnête avec soi-même. Sans du tout porter un jugement sur les autres artistes. Je ne peux pas être à leur place et savoir ce qu’ils pensent. Pour moi, il n’y a pas de tabous. C’est vraiment s’il y a un impérieux besoin de voir représenter ça, parce que je sens que c’est ce que j’ai à dire, ce qu’il y a à l’intérieur de moi en ce moment.

• Je voudrais que vous me commentiez la phrase de Romain Rolland, qui est sur la page d’accueil du site :  » créer, c’est tuer la mort  » …

Mais je ne sais pas, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

• Le temps et l’art, le rapport entre les deux … Vous disiez tout à l’heure que vous devez être seul face à une oeuvre lorsque vous la créez. C’est bien vous qu’on retrouve dans ces sculptures, c’est indéniable. Vos oeuvres vont perdurer, même au delà de votre mort …

Alors ça, je ne m’en soucie jamais. Je fais des sculptures dans des matériaux qui sont nobles, donc pérennisant, mais ce n’est pas pour qu’ils durent. L’important c’est de sortir de soi quelque chose qui était à l’intérieur, et de l’objectiver, de le mettre à l’extérieur, de se le placer devant soi. Il entre donc nécessairement dans le temps, c’est sûr. Le fait même de le mettre dans l’espace le fait entrer dans le temps ; les deux sont toujours liés. Mais je ne dirais pas que c’est pour me conserver par delà ma mort. Ça, je m’en fiche complètement. Quand je serai mort, mes sculptures, elles feront ce qu’elles voudront ! Cela n’a pour moi aucune importance. Surtout que la plupart sont dans les mains de particuliers. Les monuments, c’est autre chose. Mais les gens en feront ce qu’elles voudront. Pour la question des monuments, et en particulier celui de Sarajevo, cela me dépasse désormais, ce n’est plus moi. Ce n’est pas ma sculpture, c’est la sculpture des gens qui sont là-bas, qui sont restées là-bas. Elle, il est normal qu’elle perdure. Mais elle n’est pas signée : vous pourrez toujours tourner autour, il n’y a pas mon nom là-dessus. Il y a les noms de tous les soldats, mais il n’y a pas le mien. Moi, je ne suis plus en cause là dedans.

• Vous avez été simplement le vecteur …

Voilà, comme vous dites, j’ai été le médium, le vecteur, de la nécessité qu’il y ait une mémoire de ces gens là.

• J’ai le souvenir d’une de vos phrases, concernant les rapports de la sculpture et de la peinture : vous parliez de présentation – représentation …

Oui. On va parler de choses évidentes. La sculpture et la peinture sont deux choses plastiques, mais qui ont un support différent : l’une sur le plan, l’autre dans un espace, qui apparemment est le même que celui dans lequel on se meut. Pour la peinture, c’est, nécessairement, quelque soit la peinture qu’on va faire, le passage au plan bidimensionnel, donc le passage à l’abstraction. Parce que même si on représente des choses de la réalité, comme on est dans le plan, on est dans un espace autre. Il y a sorte de distance qui se fait naturellement, par le fait que le support soit plan.

Pour la sculpture, c’est beaucoup plus délicat, cette question là, puisque, apparemment, la sculpture se joue dans le même espace. La sculpture est toujours – avant presque même d’être un objet d’art, ou en même temps qu’elle est un objet d’art – un objet. Donc on a l’impression que l’espace qu’elle offre est du même ordre que l’espace de la vie courante. Mais ce serait oublier qu’elle est aussi un objet d’art.

Donc ça veut dire que d’un côté, on a cette sorte de, je dirais presque, de confiance dans l’objet, puisqu’il est du même ressort, du même espace que nous ; on a cette sorte de familiarité : on peut par exemple toucher la sculpture, on sent qu’elle a un poids, qu’elle existe, un peu dans le même ordre d’idée que nous. Mais de l’autre côté, si elle est vraiment un art, c’est qu’elle ouvre un autre espace. Cela fait comme un effet de tremplin. Cet espace, qui a l’air du même type que le nôtre, en fait, est complètement autre. Mais justement, parce qu’il a l’air d’être le même, et qu’en fait il est complètement autre, il y a une sorte d’abîme qui se crée à l’intérieur, à mon sens beaucoup plus que pour la peinture, puisque la peinture s’offre d’ores et déjà comme, de toutes façons, un espace autre.

• En fait, vous prenez la main du spectateur …

Voilà. Un espace similaire ouvre à quelque chose de complètement différent. Parce que l’espace de la sculpture n’a rien à voir avec l’espace réel. Par exemple, si on peut parler d’un espace du mouvement, d’un espace hiératique, alors que ça se joue dans quelque chose de fixe – par définition la sculpture est fixe, sauf exception, mais moi je ne travaille pas ça – mes sculptures sont fixes et pourtant elles suggèrent un mouvement. On voit bien qu’il se passe quelque chose d’autre. De même, une sculpture hiératique, basée sur quelque chose de vertical, faisant appel à une transcendance, on voit bien qu’elle ouvre un espace qui, sans elle, n’aurait pas pu être ouvert. C’est comme si elle même proposait quelque chose de parfaitement inouï. Et c’est en cela qu’on peut effectivement parler de présentation. La véritable sculpture, pour moi, ne re-présente jamais : elle ne part jamais de quelque chose de réel pour le renouveler, le doubler, éventuellement le copier dans le pire des cas, mais elle propose quelque chose d’autre, comme ça n’avait jamais été proposé avant, à savoir dans sa présentation. C’est comme si la chose qui était là, était réellement là comme elle n’avait jamais été, nulle part. C’est toujours une épiphanie. L’oeuvre d’art est toujours une apparition. A fortiori dans la sculpture puisque l’apparition se joue dans le même monde que le nôtre, ce qui lui donne un surcroît d’être, un surcroît d’énergie. Ça c’est fort, ça ! (rires).

Propos recueillis par Guillaume Horen en mars 1999