LES ERMITES DE LA FORET DES AFFECTS
Une forêt du Massif Central est devenue, depuis peu, mon plus bel atelier. Je marche dans les bois et parfois un arbre, abattu par une récente tempête, attire mon regard. Je contemple le grand corps couché.
Il arrive qu’un départ de branche, une torsion du tronc évoque un bras, un torse. Alors je vois l’ « Ermite » : il est déjà là, enfermé dans la gangue d’écorce. Je dois le délivrer, le faire apparaître.
Je coupe une portion de l’arbre avec ma tronçonneuse ; je la cale en biais contre le restant du tronc… et je commence à danser dans le vacarme du moteur 2 temps. Ma tronçonneuse devient un pinceau avec lequel je balafre la chair du bois. Les coups portés vont toujours trop loin ; je fouille les tripes de mon « Ermite ». J’accroche toutes ses pulsions, toutes ses émotions : les siennes, les miennes.
Je suis en nage. Là-haut, la lumière du soleil filtre à travers les feuilles des arbres.
Mon plus bel atelier.
Xavier Dambrine, janvier 2015
NOTES D’ATELIER II
Dans l’ancienne métaphysique occidentale, le Microcosme – l’homme – est à l’image du Macrocosme – l’univers. Un pont les relie : le cœur.
Pour la science contemporaine, dont la physique quantique, la matière se révèle n’être qu’énergie. Cette énergie apparaît comme vibration ondulatoire du vide. Un vide qui est partout contenu et qui contient tout.
Mon corps, lorsque je le ressens, vibrant dans la création-destruction des affects ou émanant à partir d’un centre saturé de silence, mon corps : où est-il ? Ce vide au cœur de mon cœur n’est-il pas à l’origine de tout lieu ?
Il y a maintes sortes d’espace dans l’espace. Circuler dans ces espaces peut être le jeu d’un sculpteur.
Xavier Dambrine
Genèse des sculptures en aluminium
Lorsqu’on photographie un top-model marchant sur le podium pendant un défilé, son mouvement est comme suspendu, arrêté l’espace d’un instant. Un pied à terre, l’autre encore flottant dans l’espace, passant de l’arrière à l’avant du corps, cherchant le prochain appui au sol.
Ce moment incertain me fascine. J’y vois un déséquilibre, certes dynamique, mais frappé d’une sorte de fragilité, de précarité, d’impermanence. Toutes mes sculptures de « Marcheurs » interrogent ce moment suspendu entre deux appuis.
De plus, dans mes aluminiums, la dynamique de l’instant se double d’une autre : le mouvement intérieur. Mes figures sont traversées des flux qui les créent, les vêtent, les transforment. Des courants de particules quantiques, des coups de vent ou des flots d’émotion – comme le spectateur voudra – interfèrent avec le corps, se superposent aux formes humaines. Un effet de trame se fait jour où le corps parcouru n’est plus seulement individu mais le réceptacle d’un monde : un microcosme où l’univers et ses forces cherchent à s’exprimer, seconde peau sur celle de l’homme, une galaxie dans le ventre.
Extrusion
par Tiffany Tavernier
à propos des « Plombs »
Le plomb s’impose, à la fois léger et massif. Est-il vraiment solide ? On approche le doigt, la matière résiste.
Stupeur.
A voir cette vague surgir du néant, à contempler ce chaos fissurer l’antre, à observer ces troncs en pleine poussée, cet élan d’homme enfin, pris au ras bord de son advenue, on se demande comment il est possible d’avoir pu fixer cela.
De prime abord, on aurait pensé à du liquide. Une eau originelle aux teintes gris bleuté nous donnant à croire, par l’ondulation des courants, au jaillissement de formes illusoires. Mais non, nos doigts touchent ; la matière est bien là, aussi fragmentée qu’émergente. On ouvre un peu plus l’œil. Ne faut-il pas retenir ce qui déjà s’échappe ? Coincer dans la pupille ce sursaut de métal ? Freiner, stopper ce temps qui, d’entre ces figures de plomb, s’amplifie, s’écoule ? On cherche à tracer le cercle. A tenir l’œil grand ouvert. A s’emparer de l’ivresse pour la garder en soi, pour soi. Oui mais voilà, fasse à l’œuvre, l’œil cède, et le corps avec. Car le monde ici est élargissement et rien ne peut s’y maintenir sinon le mouvement même de son déploiement.
Ordre végétal, animal ou humain participent d’une même vibration. Chaque pas, chaque onde, chaque craquèlement révèle cette pulsion resplendissante par laquelle inextricablement nous sommes et devenons surgissement… Et tant pis si la forme se déchire, si le métal implose, si le plomb forme, à la crête, une dentelle hallucinée. L’homme avance, l’homme marche et les troncs et la fissure des roches avec lui, en lui.
Est-il en train de disparaître, d’apparaître ?
Son corps est strié de vide, sa jambe gauche manque, un souffle d’une violence rare l’a en partie effacé. Il marche pourtant. Il avance, animé d’une sublime présence. Est-ce d’avoir renoncé à la fixité ? La peur nous vient soudain qu’il va définitivement s’évanouir.
On le touche alors. On le contourne. Comment peut-il ainsi se maintenir ? Tout dans son être consent à l’impermanence. On le touche encore. Ou plutôt, on touche ce qui de lui a déjà disparu. Et quelle étrange chose que de sentir combien il fait masse à cet endroit même du creux. Masse, oui, alors qu’il n’y a plus rien et c’est ce que certains appelleraient un retournement ou alors une révélation… Oui, là même où il s’efface, il est, marchant, avançant, les yeux fixés sur l’autre rive qui n’est autre que celle qu’il ne cesse de rejoindre et en laquelle il ne cesse de devenir. Car tout comme la vague, le chaos ou les troncs, il est l’espace lui-même, sa morsure éclatante, son pas dans son pas : éblouissement du monde.
Index de l’étoile qui s’étire. Cuisse de la vulve qui émerge. Œil hagard des troncs qui s’arc-boutent. Hanche des cieux qui se propagent. Voilà ce que désignent et racontent les plombs.
Jubilation, faille, érosion, irruption.
Tout est là, offert avec un art et une puissance magnifiques. A en faire devenir le métal presque flou. Comme si l’expansion régnait. Au cœur même de l’œuvre. Dans le souffle des métamorphoses et de la trace.
Tiffany Tavernier